« You're talking to
someone who really understands rock music »
« I was diagnosed with
clinical depression »
Tipper Gore
Après 18 ans de mobilisation de la scène underground, les
West Memphis 3 sont enfin libres.
3 juin 1993 : trois kids de 8 ans sont retrouvés morts
et mutilés à West Memphis, Arkansas. Trois adolescents – Echols, Baldwin et
Misskelley - sont très vite déclarés coupables. Seule base de
l’accusation : la confession incohérente d’un garçon mentalement déficient
entendu sans assistance mais surtout des t-shirts heavy metal et des bouquins
de Stephen King. Aucune preuve,
aucun mobile, aucune connexion sociale avec les victimes. Les avocats ont
appuyé sur les cheveux longs et le kit crypto-nerd pour prouver que les trois gamins
faisaient partie d’un rituel satanique. Il paraît facile de pointer du doigt un mec aux
cheveux gars, habillé en cuir et qui fait une grimace acnéique pour exprimer sa
perception teenager d’un satanisme cheap. A la première seconde et sans même
écouter les faits, un bon paquet de rednecks qui se sont mariés à leur cousine
iront dans votre sens: ce gars est coupable.
Ce qui semble être une fable puritaine teintée de
McCarthyisme était aujourd’hui mis à mal par les tests ADN, un contexte moins
passionné et des dizaines de vices de procédure flagrants. L’histoire s’achève
sur un marché cynique : plutôt que de rouvrir l’enquête, la cour a demandé
qu’ils plaident coupables et les a condamné à 18 ans de prison. Oh dudes ... bonne
nouvelle, vous les avez déjà fait, vous pouvez rentrer chez vous.
Ce n’est pas la première fois que les a priori générés par
la musique entraînent des injustices, mais les West Memphis 3 ont connu un
soutien indéfectible de la scène indépendante. D’Henry Rollins à Ozzy Osbourne,
personne n’a laissé l’oubli enterrer le scandale. « Ce que je ne peux toujours pas admettre est le fait que la police et la
justice ont préféré laisser courir le vrai tueur plutôt que de reconnaître
leurs torts » a déclaré Jello Biafra le jour de leur libération.
Les idées
reçues entraînent le rejet, d’abord individuel puis organisé. Puis vient la
censure. Dans les années 50, le rock 'n' roll arrache des cris outrés à la
bonne société américaine. En 1958, la
MBS, une radio américaine, élimine les disques de rock de sa programmation,
prétextant qu’il s’agissait de “musique bruyante, distordue et monotone”. En
1959, le “rumble” de Link Wray est banni des stations radio même s’il est
instrumental. Son seul titre encouragerait la violence adolescente. Les
attaques sont virulentes et cette même année, on proclame la mort du rock. Mais
le coeur triomphe toujours de la raison : la disparition de Buddy Holly et le
départ à l’armée d’Elvis Presley porteront un coup beaucoup plus définitif que
la censure.
Après les Mothers for Moral America dans les
années 60 et le Movement to Restore
Democracy qui accuse le rock de répandre le communisme dans les années 70,
l’élection de Ronald Reagan en 1981 prépare un terrain idéal pour le plus grand
organisme de censure musicale de la société moderne.
Un peu comme les 10 premières
missions Apollo avant que Neil Armstrong ne fasse un pas de géant.
Le PMRC - Parents’ Music Resource Center - est créé en 1984
(hasard orwellien ?) après que la fille de Tipper Gore ait vu Purple Rain. Prince y chante
« Darling Nikki » qui contient une allusion à la masturbation. Tipper
commence alors à écouter quelques chansons de « rock » et se dit
choquée. La lubie d’une femme bornée se transforme en slogan. La perversion de
la musique encourage le déclin du noyau familial en Amérique : « le
rock infecte la jeunesse du monde entier. »
Cette association doit son succès au fait que ses membres
étaient les épouses de politiciens américains, ironiquement surnommées les
« Washington Wives ». Al Gore peut agiter aujourd’hui sa bannière écologiste,
il a affronté Frank Zappa avec un mépris très ‘Bible Belt’. Le rôle du
PMRC : engager des actions pour démontrer que les paroles des chansons
sont légalement obscènes et ne sauraient donc être protégées par le premier
amendement de la constitution. Ca paraît aberrant aujourd’hui, mais pendant les
auditions en 1985, le second mandat de Ronald Reagan lui laisse la liberté de
soutenir concrètement la droite évangélique. La Moral Majority de Jerry Falwell
et l’effervescence religieuse du pays pèsent bien plus lourd que l’industrie
musicale.
Il aura même fallu l’avènement du PMRC pour que Frank Zappa
prenne quelque chose au sérieux. Il sera l’artiste le plus acharné contre
l’association : « les requêtes du PMRC équivalent à traiter un
problème de pellicules par une décapitation. »
Ah, l’interprétation technocrate d’un propos underground. Si
des sénateurs hors d’âge et quelques femmes noyées dans la ferveur avaient du
statuer sur les oeuvres de Picasso ou les films de Godard, ces noms évoqueraient
peu de choses aujourd’hui. La Bible a 2000 ans et semble de toute façon un
ouvrage de référence peu indiqué pour évaluer un disque de heavy metal.
« les gens qui
rédigent de mauvaises lois sont, à mon avis, plus dangereux que des gens qui
écrivent une chanson sur la sexualité. » (Frank Zappa)
Tipper reste surtout connue pour avoir collé un
« Explicit Lyrics » sur les CDs. Le Tipper Sticker avait paradoxalement la réputation d’être un
formidable boost pour les ventes de disques. En 1984, on s’apprête à traverser
les années les plus ineptes de l’éthique musicale et il n’y a que chez les Gore
qu’on est choqués par Prince ou Madonna. Les gens qui ont une vraie vie se
jettent donc sur les CDs ornés d’un sticker, histoire de pimenter un peu le
truc. Le phénomène atteint son sommet avec le « Cop Killer » de Body
Count en 1992. Les paroles de Ice-T débordent du cache de l’autocollant, c’est
un euphémisme, puisqu’il est – seul – accusé par le gouvernement de la hausse
des violences contre les policiers dans le pays.
Le PMRC prend concrètement fin à partir de 1993 avec les
mandats de Bill Clinton. Juste après les West Memphis 3. Juste après le procès
de Judas Priest qui est accusé d’avoir poussé deux jeunes au suicide avec des
messages subliminaux. On traverse des années où le lien est souvent obscur
entre rock et politique. Censure d’un côté, opposition artistique de l’autre et
on arrive toujours à ce moment où Tony Blair invite la Brit Pop à Downing
Street pour s’acheter une youth credibility.
La Tipper Gore française tient le même discours avec 25 ans
de retard (discours qui à l’origine en avait déjà facile 150 dans la remorque).
Le cheval de bataille de Christine Boutin, c’est le Hellfest.
« Anti-chrétien », « musique du diable », « culture de
la mort » ... Euh bon, Hammerfall tourne un clip pour l’équipe de Suède de
Curling et Kiss vend des jouets aux enfants. C’est d’ailleurs doublement
ironique que le Hellfest sonne comme un revival du heavy metal 80s et qu’on
assiste en parallèle à ce revival du PMRC avec les interventions de
l’ex-ministre.
Les mecs qui dézinguent leurs potes dans les lycées
américains écoutent quoi au juste ? Et les braqueurs de banque ? Les
traders ? Les emplois fictifs ? Qu’est ce qu’écoutent Tipper Gore et
Christine Boutin ? Hey, les Beatles m’ont l’air beaucoup plus dangereux
que Pantera.
Photo tirée des archives insolites des caméras du Walmart (USA) |
La censure a gagné dans le sens où la provocation marketée
et formatée a pris une posture vide et superficielle. Pendant que Christine
Boutin leur tape dessus, AC/DC chante son amour inoffensif de la bière pendant
que Katy Perry et Lady Gaga choquent le haut des charts et quelques
grand-mères.
Article publié dans Abus Dangereux # 120