mardi 14 février 2012

The day the music died


La nostalgie a rattrapé ce billet. J’ai commencé à chercher un sujet le 3 février, avant de m’apercevoir que c’était le jour où Buddy Holly s’était crashé entre la neige et ses promesses non tenues. De fil en wiki, je me suis senti investi d’un devoir de mémoire. A quoi ça sert de chercher le prochain truc si plus personne ne se souvient d’où ça a commencé ?
Billet publié dans Abus Dangereux # 122



Une de mes premières expériences avec la musique a été cette mixtape abandonnée près de la hi-fi, que je m’étais appropriée. Elle m’a laissé penser de nombreuses années que ‘You shook me all night long’ était de Rod Stewart. Le gars qui avait fait la compil m’avait aussi affirmé avec aplomb que le meilleur groupe de l’histoire était Queen.
Mais ma révélation musicale s’est passée au cinéma. Ma mère m’avait amené voir « la Bamba » en 1987. Quelle terrible idée de faire un film sur ... Ritchie Valens !? « Hey j’ai chanté la Bamba et j’étais le moins connu des mecs morts ce jour-là». C’est la première fois que j’ai eu connaissance de Buddy Holly et ce film m’avait passionné à cause de cette évocation très brève. Ma mère a vu le truc et a voulu marquer le coup. Elle m’a offert le 45 tours de Los Lobos qui chantaient la chanson titre...
Ce qui m’a plu dans l’idée, c’est que ce mec n’était pas à sa place. Les grosses lunettes etc. En plus d’un nom extraordinaire. Un mec qui s’en sort dans un contexte si différent de ce qu’il est naturellement doit savoir un truc que tu ne sais pas.



Ok, il peut paraître désuet aujourd’hui, mais il faut se remettre dans le contexte. 1954 est souvent considérée comme l’année de naissance de la musique moderne, en ignorant la musique noire qui s’est fait tout voler et le bluegrass hillbilly qui avait la faveur du public et des médias avant « that’s alright Mama ». Elvis a créé quelque chose qu’on ne pourra jamais lui enlever : la ferveur et l’intérêt teenager. Mais Buddy Holly est allé plus loin, il a modifié l’ADN dans le génome musical. On lui doit d’avoir assuré cette transition entre le rock’n’roll « Elvis » et la pop « Beatles ». L’équivalent en musique de ce moment dans l’humanité où un triton est sorti de l’eau et a essayé de marcher. Il a initié une pop éloignée du standard rockab. Pour la majorité des gens, les Fab Four ont été le début de tout, l’origine de la musique d’après rockab 50s. Mais qui les a influencé? Buddy Holly. Le plus petit dénominateur commun. Les Beatles ont choisi ce nom à cause de ses Crickets, et McCartney a racheté les droits de son catalogue quand celui-ci était menacé d’être récupéré par des gens moins scrupuleux.


 
Noir sur blanc, ce gars a un bilan intemporel qui a tout du tableau d’honneur d’une légende indé. Il écrit ses propres morceaux alors que la plupart des singles de l’époque sont des reprises de standards, il garde la main sur le son en studio et il utilise des instruments a priori peu adaptés au rock'n'roll, ce qui prouve son avance sur son temps en cette époque où toute l'industrie du disque semblait immuable. Il double la piste de voix, ce qui a influencé John Lennon, qui a lui-même influencé Kurt Cobain. Got it ? Surtout, il a une façon de jouer de la guitare très inhabituelle dans le paysage US et il ne faut pas  négliger l’utilisation peu académique de la batterie (les roulements de Peggy Sue, son absence totale sur Everyday). Il instaure le format groupe qui prévaudra dans le rock, avec deux guitaristes, un bassiste et un batteur et met en avant l’utilisation d’une guitar solid-body (la Fender stratocaster) en pleine âge d’or de la demi-caisse. Il est programmé dans les salles (Apollo) ou sur des tournées réservées aux afro-américains. 
Beaucoup de premières fois dans un climat difficile (et on parle du Texas, en bonus). Même la mort tragique renforce le trait. Et puis « Four Eyes » a autant influencé le rock que les opticiens. Pas mal de hipsters veulent le look Buddy Holly alors qu’ils sont branchés sur Deezer electro depuis leur naissance. Ses lunettes ont eu le même message que le punk vingt ans plus tard. Les stars avaient souvent un look irréprochable, à l’apogée du cool option bad boy. Mais quand Buddy est arrivé avec ses lunettes, les gars qui n’étaient pas dans le moule ont osé se lancer, en se disant que le rock n’était pas que pour les mannequins et les caïds du lycée. Ce n’est pas moi qui lance cette hypothèse en l’air, c’est John Lennon.

Beaucoup retiennent que les derniers mois – sans les Crickets rentrés à Lubbock, Texas – avaient été marqués par des accompagnements symphoniques qui laissent spéculer sur l’évolution qu’il aurait connue. Ce que je préfère retenir, ce sont ses ‘Apartment Tapes’, la première expérience lo-fi. Deux mois avant sa mort, il se retrouve seul dans son appartement à New York. Il achète alors un enregistreur et y rentre les démos de nouvelles chansons. Seul avec sa guitare. Assis sur son canapé. Après sa mort, sa femme tombe donc sur 14 chansons laissées dans leur jus. Les producteurs récupèrent ces bandes et font des overdubs avec un groupe de session pour les sortir rentablement en disque. Les enregistrements bruts ont longtemps été un secret bien gardé. Ces bandes très personnelles ont reçu un écho complémentaire l’an dernier quand des grands noms se sont retrouvés sur un album hommage – Rave On. Les Black Keys, She and Him, Patti Smith, Florence and the Machine, Julian Casablancas , les Detroit Cobras, Nick Lowe, Modest Mouse ou Lou Reed : un line-up étonnamment indé et représentatif d’époques très différentes (Graham Nash croise CeeLo Green pour le grand écart ultime). Les derniers moments de Buddy Holly qu’on peut résumer comme seul avec sa guitare, puis dans le froid nocturne de l’Iowa. Une renaissance publique grâce à un collectif hype. Dans mon monde, on appelle ça la justice.




Est-ce que tous les fils de charpentiers font parler d’eux ? Ca va à l’encontre de la théorie de la reproduction sociale mais historiquement ça se tient. Ce qui est accablant, c’est que Charles Hardin Holley a fait tout ça avant ses 22 ans. Quel héritage aurait-il laissé s’il était seulement mort à ... well ... 27 ans, comme le mythe qu’on nous rabâche à longueur de Philippe Manoeuvre ? Il y a un peu de Buddy Holly dans chaque disque qui sort encore aujourd’hui. Leur qualité dépend d’ailleurs souvent de combien de Buddy Holly s’y trouve.

* le titre est une citation de Don McLean dans »American Pie », un terme désormais passé dans la culture courante pour nommer le 3 février 1959 et le crash de l’avion

jeudi 9 février 2012

Look at the Book


Voici cinq chroniques de livres ‘rock’ que j'ai écrites pour le fanzine Abus Dangereux.


La trilogie Bowie-Eno
Matthieu Thibault

Ces bouquins qui décryptent le travail en studio derrière un album sont comme les visites argumentées de musée. On aime un tableau à l’instinct mais une grande partie du truc reste très obscure. C’est quand on nous explique comment l’artiste est arrivé à ce résultat, comment un des musiciens a choisi telle alternative, qu’on apprend à réécouter un disque qu’on connaît bien, à déceler de la nouveauté dans le familier et finalement à voir plus de richesse que notre affection d’origine voulait bien en laisser filtrer. 
La trilogie Bowie-Eno. Un nom plus précis pour ce qui est connu à mauvais escient comme la trilogie berlinoise : une petite partie seulement de Low, Heroes et Lodger a en effet été enregistrée à Berlin. Fascinante revue de l’évolution du son et de la réflexion autour du personnage de Bowie sur la période 1977-1979. Une musique exigeante sans être pompeuse, la concision d’un Bowie s’adaptant avec intelligence à l’expérimentation radicale d’Eno. Le résultat sonne innovant et aiguisé encore aujourd’hui. Le vrai tour de force du projet réside sûrement dans ce constat.


KISS : Au-delà du masque
David Leaf et Ken Sharp

On se retrouve avec ce bouquin dans le schéma des uchronies. Le temps est suspendu en 1979 et tout est encore possible. Pas de I was made for loving you, pas de demake-up, pas de 80s, pas de reformation marketée. On pense bien sûr au fameux chat de Schrodinger : tant que vous n’avez pas reposé ce livre, Kiss est encore potentiellement vivant. 
Paul Stanley clôt la première partie sur un « je préfèrerais voir Kiss changer musicalement plutôt que d’avoir l’impression de se répéter. Le pire, c’est de devenir une parodie de soi-même. Mais on ne peut pas perdre son identité musicale. On peut élargir ses horizons, aller un peu plus loin, mais Kiss ne peut être un groupe de hard rock un jour et un groupe de swing le lendemain ». Cette phrase annonce la triple défaite du groupe à venir. 
Le manuscrit écrit à l’époque par David Leaf (mais jamais publié) ouvre donc avec les interviews d’un groupe candide que le succès a rendu un peu arrogant mais qui reste profondément honnête. Loin donc du discours officiel en place depuis. La deuxième partie raconte l’histoire du groupe à travers de nombreux témoignages. La troisième partie est un lexique disque après disque, où le groupe revient sur chaque morceau et nous offre une introspection cool sur les coulisses de ce groupe qui a écrit des chansons de 1974 à 1979 et est trop occupé à vendre des goodies depuis. Le livre que les fans déçus attendent depuis trois crises du disque.

 
Marc Bolan : In the East of our Heads
Nathalie Vogl

C’est un choix périlleux, la bio romancée. Je ne vais pas me mettre dans les pompes du conservateur branche dure de la bio rock, mais ‘what the fuck’ !? Des dialogues ? Sur la foi de quoi exactement ? Hey, Marc Bolan n’est pas Tom Joad ou Holden Caulfield. Je veux la réalité froide, je veux égrainer chirurgicalement les étapes qui le mènent à écrire Buick Mackane ou 20th century boy. Je veux être perché sur cette satanée chaise d’arbitre sur laquelle me place la bio classique. Je veux l’accompagner à sa Mini sans pouvoir lui dire qu’il n’en sortira jamais. Je veux le voir disparaître trop tard pour devenir un mythe. J’ai besoin de cette froide exposition des faits qui me laisse tragiquement impuissant. Mais je veux choisir d’être ému ou agacé selon mon bon vouloir. Je n’ai pas envie qu’on m’explique comment chialer. Dans le fond, c’est peut-être le meilleur moyen de parler du glam : des paillettes et peu de substance. Plus un hommage qu’une biographie.


TOOL : Unleashed
Joel McIver

Tool a longtemps été comparé à la tendance du moment (Korn, Nirvana) avant que la critique ne jette l’éponge et laisse le phénomène en proie aux seuls fans. Un de ces groupes typiquement impossibles à définir, souvent labellisé ‘métal’ ou ‘métal progressif’ alors que la première odeur qu’on sent en rentrant dans la pièce, c’est le freak underground. 

Le côté visuel développé par Adam Jones, une gestion verticale très control freak, un périple initiatique et des parties rythmiques parfois composées selon des principes de géométrie : le génie de Tool, c’est de rester captivant malgré cette dernière phrase. 

Il y a aussi ces références à Bill Hicks et Carl Jung, qu’on peut juger acrobatiques dans le monde du métal figé des 90s. Toujours encourager l’interprétation personnelle, l’élaboration d’une conscience propre. Pure ironie puisque Tool a eu des problèmes de censure au premier degré (Stinkfist notamment). 

‘Unleashed’ est un superbe rattrapage après l’indigeste ‘reflets et métamorphoses’ sorti en 2009 chez le même éditeur. Un bouquin écrit par un mec intelligent, une percée honnête dans le mystère qui entoure le groupe, tout en laissant du fuel aux théoriciens du lyrics.

 
AC/DC : Let There Be Rock
Susan Masino

Un Camion Blanc sur AC/DC ne peut passer inaperçu quand on sait la place du groupe dans l’ima-binaire collectif. Le fait que l’auteur soit une femme s’avère être la bonne surprise de Let There Be Rock. Susan Masino décrypte les choses avec soin et sous un angle singulier. Le ton est léger et elle n’hésite pas à questionner certains éléments du mythe avec humour. C’est une réussite, car comment parler autrement d’un groupe qui cristallise la simplicité que de cette façon : ironique, simple et pragmatique ? Confier la bio AC/DC à un die-hard fan barbu aurait été un flop, puisqu’on aurait eu au mot près ce qu’on attendait. 

Mais voilà, il y a un côté blog gonzo incontrôlé dans l’écriture de Susan Masino. Cette chroniqueuse du Wisconsin a vu les premiers pas du groupe aux USA, et surdocumente ses rencontres avec les australiens. Des détails qui tiennent plus du journal intime que du scoop sur le fonctionnement du groupe. A l’inverse, la période où elle les perd de vue ressemble à une page wikipedia désincarnée, avec une suite inconstante de chiffres et d’infos factuelles. La proximité a aussi ses revers puisqu’elle n’est pas toujours objective dans ses raisonnements. (« Flick of the Switch » ? Seriously ?). Dans l’hypothèse de e-books où on paierait à la page, je m’en serais donc tiré en payant ce gros livre 40 % de sa valeur. Let There Be Rock s’avère quand même être un bon complément sur les années Bon Scott, si vous avez déjà tout lu sur le sujet.


Tous ces livres sont sortis chez Camion Blanc.