dimanche 20 novembre 2011

Wrong is the new right

« You're talking to someone who really understands rock music »
« I was diagnosed with clinical depression » 
 Tipper Gore


Après 18 ans de mobilisation de la scène underground, les West Memphis 3 sont enfin libres.
3 juin 1993 : trois kids de 8 ans sont retrouvés morts et mutilés à West Memphis, Arkansas. Trois adolescents – Echols, Baldwin et Misskelley - sont très vite déclarés coupables. Seule base de l’accusation : la confession incohérente d’un garçon mentalement déficient entendu sans assistance mais surtout des t-shirts heavy metal et des bouquins de Stephen King.  Aucune preuve, aucun mobile, aucune connexion sociale avec les victimes. Les avocats ont appuyé sur les cheveux longs et le kit crypto-nerd pour prouver que les trois gamins faisaient partie d’un rituel satanique. Il paraît facile de pointer du doigt un mec aux cheveux gars, habillé en cuir et qui fait une grimace acnéique pour exprimer sa perception teenager d’un satanisme cheap. A la première seconde et sans même écouter les faits, un bon paquet de rednecks qui se sont mariés à leur cousine iront dans votre sens: ce gars est coupable.







Ce qui semble être une fable puritaine teintée de McCarthyisme était aujourd’hui mis à mal par les tests ADN, un contexte moins passionné et des dizaines de vices de procédure flagrants. L’histoire s’achève sur un marché cynique : plutôt que de rouvrir l’enquête, la cour a demandé qu’ils plaident coupables et les a condamné à 18 ans de prison. Oh dudes ... bonne nouvelle, vous les avez déjà fait, vous pouvez rentrer chez vous.
Ce n’est pas la première fois que les a priori générés par la musique entraînent des injustices, mais les West Memphis 3 ont connu un soutien indéfectible de la scène indépendante. D’Henry Rollins à Ozzy Osbourne, personne n’a laissé l’oubli enterrer le scandale. « Ce que je ne peux toujours pas admettre est le fait que la police et la justice ont préféré laisser courir le vrai tueur plutôt que de reconnaître leurs torts » a déclaré Jello Biafra le jour de leur libération.
Les idées reçues entraînent le rejet, d’abord individuel puis organisé. Puis vient la censure. Dans les années 50, le rock 'n' roll arrache des cris outrés à la bonne société américaine. En 1958, la MBS, une radio américaine, élimine les disques de rock de sa programmation, prétextant qu’il s’agissait de “musique bruyante, distordue et monotone”. En 1959, le “rumble” de Link Wray est banni des stations radio même s’il est instrumental. Son seul titre encouragerait la violence adolescente. Les attaques sont virulentes et cette même année, on proclame la mort du rock. Mais le coeur triomphe toujours de la raison : la disparition de Buddy Holly et le départ à l’armée d’Elvis Presley porteront un coup beaucoup plus définitif que la censure.
 






Après les Mothers for Moral America dans les années 60 et le Movement to Restore Democracy qui accuse le rock de répandre le communisme dans les années 70, l’élection de Ronald Reagan en 1981 prépare un terrain idéal pour le plus grand organisme de censure musicale de la société moderne.
Un peu comme les 10 premières missions Apollo avant que Neil Armstrong ne fasse un pas de géant.
 





Le PMRC - Parents’ Music Resource Center - est créé en 1984 (hasard orwellien ?) après que la fille de Tipper Gore ait vu Purple Rain. Prince y chante « Darling Nikki » qui contient une allusion à la masturbation. Tipper commence alors à écouter quelques chansons de « rock » et se dit choquée. La lubie d’une femme bornée se transforme en slogan. La perversion de la musique encourage le déclin du noyau familial en Amérique : «  le rock infecte la jeunesse du monde entier. »
 





Cette association doit son succès au fait que ses membres étaient les épouses de politiciens américains, ironiquement surnommées les « Washington Wives ». Al Gore peut agiter aujourd’hui sa bannière écologiste, il a affronté Frank Zappa avec un mépris très ‘Bible Belt’. Le rôle du PMRC : engager des actions pour démontrer que les paroles des chansons sont légalement obscènes et ne sauraient donc être protégées par le premier amendement de la constitution. Ca paraît aberrant aujourd’hui, mais pendant les auditions en 1985, le second mandat de Ronald Reagan lui laisse la liberté de soutenir concrètement la droite évangélique. La Moral Majority de Jerry Falwell et l’effervescence religieuse du pays pèsent bien plus lourd que l’industrie musicale.
Il aura même fallu l’avènement du PMRC pour que Frank Zappa prenne quelque chose au sérieux. Il sera l’artiste le plus acharné contre l’association : « les requêtes du PMRC équivalent à traiter un problème de pellicules par une décapitation. »
 





 
Ah, l’interprétation technocrate d’un propos underground. Si des sénateurs hors d’âge et quelques femmes noyées dans la ferveur avaient du statuer sur les oeuvres de Picasso ou les films de Godard, ces noms évoqueraient peu de choses aujourd’hui. La Bible a 2000 ans et semble de toute façon un ouvrage de référence peu indiqué pour évaluer un disque de heavy metal.
« les gens qui rédigent de mauvaises lois sont, à mon avis, plus dangereux que des gens qui écrivent une chanson sur la sexualité. » (Frank Zappa)
Tipper reste surtout connue pour avoir collé un « Explicit Lyrics » sur les CDs. Le Tipper Sticker avait paradoxalement la réputation d’être un formidable boost pour les ventes de disques. En 1984, on s’apprête à traverser les années les plus ineptes de l’éthique musicale et il n’y a que chez les Gore qu’on est choqués par Prince ou Madonna. Les gens qui ont une vraie vie se jettent donc sur les CDs ornés d’un sticker, histoire de pimenter un peu le truc. Le phénomène atteint son sommet avec le « Cop Killer » de Body Count en 1992. Les paroles de Ice-T débordent du cache de l’autocollant, c’est un euphémisme, puisqu’il est – seul – accusé par le gouvernement de la hausse des violences contre les policiers dans le pays.




 
Le PMRC prend concrètement fin à partir de 1993 avec les mandats de Bill Clinton. Juste après les West Memphis 3. Juste après le procès de Judas Priest qui est accusé d’avoir poussé deux jeunes au suicide avec des messages subliminaux. On traverse des années où le lien est souvent obscur entre rock et politique. Censure d’un côté, opposition artistique de l’autre et on arrive toujours à ce moment où Tony Blair invite la Brit Pop à Downing Street pour s’acheter une youth credibility.
La Tipper Gore française tient le même discours avec 25 ans de retard (discours qui à l’origine en avait déjà facile 150 dans la remorque). Le cheval de bataille de Christine Boutin, c’est le Hellfest. « Anti-chrétien », « musique du diable », « culture de la mort » ... Euh bon, Hammerfall tourne un clip pour l’équipe de Suède de Curling et Kiss vend des jouets aux enfants. C’est d’ailleurs doublement ironique que le Hellfest sonne comme un revival du heavy metal 80s et qu’on assiste en parallèle à ce revival du PMRC avec les interventions de l’ex-ministre.
Les mecs qui dézinguent leurs potes dans les lycées américains écoutent quoi au juste ? Et les braqueurs de banque ? Les traders ? Les emplois fictifs ? Qu’est ce qu’écoutent Tipper Gore et Christine Boutin ? Hey, les Beatles m’ont l’air beaucoup plus dangereux que Pantera.




Photo tirée des archives insolites des caméras du Walmart (USA)



La censure a gagné dans le sens où la provocation marketée et formatée a pris une posture vide et superficielle. Pendant que Christine Boutin leur tape dessus, AC/DC chante son amour inoffensif de la bière pendant que Katy Perry et Lady Gaga choquent le haut des charts et quelques grand-mères.

Article publié dans Abus Dangereux # 120 

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