Y a-t-il
une forme de yoga qui permet d’appréhender sereinement les gens qui filment les
concerts avec leur portable?
Indianapolis.
2012. Bruce Dickinson d’Iron Maiden salade un gars absorbé par son portable et
c’est immortalisé sur une vidéo largement diffusée sur le web: « Ah,
for fucks sake, the guy with the bald head and the white shirt, you've been
texting for the last fucking three songs. You're a wanker ! »
colonne parue dans Abus Dangereux # 135
Enorme
concert. Tu as acheté ta place un an à l’avance. Ton amour du groupe vient
d’être évalué à environ 75€, c’est en tout cas ce qu’indique le bout de papier.
Tu révises en faisant tourner en boucle la discographie entière du bordel
pendant des semaines. Tu arrives à l’avance avec l’excitation de ton premier
Noël. Tu es à 40 bons mètres de la scène. Et ce que tu vois principalement,
c’est une forêt d’écrans de smartphones. Pas besoin d’avoir forcément
expérimenté le phénomène sur place, ils sont maintenant visibles même sur les
DVDs lives. Chacun filme son concert. Comme pour poinçonner l’événement, dire
« j’y étais ». Pur individualisme alors que ce genre d’événement a
toujours été une question de communauté culturelle. « Regarde ce que je
vis ». Well, tu ne le vis pas terriblement, puisque tu fixes ton écran
exactement comme si tu lisais ton horoscope le matin dans le métro. Voilà. Ce
gars qui prend le concert en photo est l’équivalent de ce moustique qui veut
absolument ta ruine dans l’obscurité d’une nuit d’été. Il est bien seul mais il
est partout. Ta némésis. C’est difficile de savoir si oui ou non, ce père de
famille va réunir tous ses kids à Noël devant l’écran pour leur montrer cette
vidéo tremblotante avec un délicat « SCHHRRRR » en guise de son HD. Et puis
si c’est le problème, on peut très bien raconter à ses potes qu’on a assisté à
un super concert sans pour autant faire chier tout le monde. Right ? Non,
il faut une preuve. C’est
une tendance qui se développe ces dernières années : payer un billet au
prix exponentiel pour brandir juste un excluant et péremptoire « j’y étais/toi pas ». La photo de
concert est devenu le but ultime, au-dessus du show. Un avatar de réseau
social. Mais qui a une vraie discussion après ? C’était juste
« super ». Beh ouais, parce qu’on y était. Mais quand les gens
allaient régulièrement voir des concerts, il y avait une discussion critique,
du fonds, un échange. Ce n’était pas une vitrine sociale, une gloire solo.
Finalement, c’est un peu devenu l’équivalent des files d’attente d’une semaine
pour voir un nouveau Star Wars. Le comportement clientéliste s’est emparé de la
performance live et ça revient à faire des artistes des singes savants qu’on
paie grassement pour s’ébrouer sur une estrade. Bref, c’est comme un selfie
devant la Tour Eiffel, quoi. L’ego au même niveau que la postérité. R.I.P.
l’identification et les rêves teenagers.
Car si les smartphones sont la partie émergée de l’iceberg, c’est en fait
le public entier qui a brutalement changé. Le public de départ – et on
ne parle pas du sacro-saint « avant » mais bien du concept initial –
avait la « chance » de vivre l’événement, et en faisait un package
qui correspondait à son attrait global pour le groupe. Ce qu’il ressentait en
changeant la face du nouveau disque. Ce qui le faisait lire une interview dans
un magazine. Tout est dû, pour ce nouveau public. Un concert, c’est simplement
le SAV de leur dépense stricte en CD et en ticket. Un peu comme quand un
touriste se comporte comme un connard dans l’avion parce qu’il a mis une bonne
partie de ses économies dans le voyage. « C’est
toute le société qui est en fait shootée à la technologie », dit le
cool Ian MacKaye (Minor Threat, Fugazi, label Dischord). Il cite une récente
recherche psychologique qui a découvert que texter ou tweeter déclenche la
production de dopamine dans le cerveau. Il s’oppose clairement aux portables
pendant les concerts pour une raison un peu différente. Selon lui, les fans se
tirent une balle dans le pied parce que l’énergie des shows est toujours venue
davantage du public que du groupe sur scène. « J’aimerais que le public retrouve un sens des responsabilités dans sa
participation au concert. Pas une responsabilité vis à vis du groupe, mais une
responsabilité vis à vis de lui-même. » Ca rappelle la
discussion d’un couple de japonais fan d’Elvis dans le film de Jim Jarmusch, Mystery Train. « Pourquoi tu ne prends en photo que les
chambres d’hôtel ? » - « parce
que le reste je m’en souviens. Les chambres d’hôtel, je les oublie ».
On n’est même pas dans le topo de l’enregistrement illégal,
comme on a pu traîter les bootlegs jusqu’à l’explosion du chargement internet à
grande échelle. On vit une phase où l’auto-régulation des moeurs n’a pas pu
suivre l’évolution de la technologie. Probablement qu’on ne supporte plus
l’ennui ou une forme de passivité. De vivre un événement s’il ne le documente
pas sur les réseaux sociaux. 90 minutes debout à un concert n’est plus
compatible avec notre cyber-époque, qui injecte à tous un grave trouble de la
concentration. Ou une désaccoutumance à la tâche unique. Une époque 2.0 qui
préfère l’ubiquité au «ici et maintenant».
Les
solutions ? Elles pourraient venir du smartphone lui-même. Déjà, parce que certains labels
y voient à l’inverse une démocratisation et pensent créer des sites internet
qui rassembleraient ces vidéos de fans avec une prise de son décente,
directement de la console. Mais aussi, parce que le problème a généré des
idées. Il y a l’appli Kimd qui s’adresse aux fans qui veulent filmer le concert
mais qui ont conscience que leur comportement peut être génant. Kimd neutralise
le flash et éteint l’écran dès que l’enregistrement commence. De l’autre côté
du spectre de la discrétion, Dan Deacon propose à chacun de ses concerts de
télécharger une appli gratuite pour que les téléphones réagissent à la musique
et crée des flashs stroboscopiques. Faire du téléphone un outil communautaire,
un acteur du show. Pour mieux ne pas s’en servir, aussi. En partenariat avec
certaines salles américaines, la marque Yondr – elle – fournit à chaque
possesseur de smartphone un étui qui se scelle une fois dans la salle. Il est
apparu que dans ces cas là, ceux qui faisaient entrer leur bordel dans le slip
se faisaient bien reprendre par le reste du public.
Bref, on peut jongler avec ce fléau, mais comme Jem Finer des Pogues le
résume très bien : "on ne peut
pas vivre l'expérience d'un live sans y être". La sentence semble
viser autant ceux qui font les vidéos tremblotantes que ceux qui les regardent
sur YouTube.