Interview publiée dans le numéro 123 d'Abus Dangereux
Une immense silhouette vient nous chercher dans l’obscurité
de la salle. Le corps fumant et éreinté d’un rescapé. La scène de Seattle, le
grunge, appelez ça comme vous le voulez. Mark Lanegan est sain d’esprit, sa
modestie le tient loin des scandales de diva et il traverse la pièce pour que
vous ayez une bonne chaise quand vous êtes prêts à commencer l’interview. Le
gars est en fait trop normal et érudit pour postuler au panthéon du rock. Il
laisse son travail parler pour lui. Une oeuvre majeure gardée secrète. Une
carrière absurde d’intégrité. Un pied dans le punk, l’autre dans la case
minimisée des artistes à part. Sur scène, il reste accroché à son micro et au
pragmatisme sans fioriture. La rédemption est au bout de chacun des
arrangements, la perdition se tient en embuscade au début du suivant.
Ce titre,
« Blues Funeral », c’est pour décrire ta nouvelle direction, plus
électronique, moins organique ?
Je n’ai jamais eu l’intention de suggérer quoi que ce soit,
je laisse ça à l’appréciation de chacun. Je n’ai jamais à chercher à décrire
les choses que j’ai faites. Je préfère que les gens qui écoutent l’album
trouvent leur propre moyen de s’y connecter.
La pochette du disque
semble être le contraste parfait de celle de Bubblegum, qui était noire. C’est
parce que tu avais peur d’écrire un Bubblegum, part 2 ?
J’ai déjà essayé d’écrire un « part 2 » pour des
chansons avant, mais pas cette fois, non.
C’était quand ?
Quand j’ai écrit « Field songs » (NdR :
2001), j’ai essayé de faire un second « Whiskey for the Holy Ghost »,
mais je n’étais pas dans cet esprit quand j’ai commencé à enregistrer cette
fois-ci.
Il y a un son très
spécial sur « Blues Funeral ». Est-ce que ça correspondait à ce que
tu voulais avant d’entrer en studio ou est-ce que c’est plutôt la touche Alain
Johannes (NdR : producteur et membre de QOTSA, Eagles of Death Metal
– déjà producteur de Bubblegum en 2004) ?
Je n’avais pas de son particulier en tête, j’ai juste écrit
ces chansons et quand on est entrés en studio, elles ont eu leur vie propre.
J’ai sollicité Alain sans réfléchir, car on a déjà fait Bubblegum ensemble. Il
comprend toujours très vite ce que j’essaie de faire et il a cet enthousiasme
incroyable qui rejaillit sur les gens avec qui il travaille. C’est un
partenaire vraiment précieux.
Tu as perdu les démos
que tu avais faites pour cet album et tu as du reprendre tout le processus
d’écriture à zéro. Est-ce que tu sens que la genèse de cet album est spéciale
dans ton cursus ?
J’avais déjà commencé un album en partant de rien. C’était
l’album que j’aime le moins, « Scraps at Midnight » (NdR :
1998). Désolé pour ceux qui aiment ce disque. Ce n’est pas la même situation
cette fois. D’habitude, j’ai des cassettes où j’empile des idées ou des
chansons que je n’ai pas retenues pour les disques précédents. L’essentiel de
l’album est toujours composé de chansons complètement neuves, mais ces démos me
servent à démarrer tout le processus en quelque sorte, à me mettre dans le bon
sens. Pour « Scraps at Midnight », je n’avais rien. J’avais des démos
mais il n’y avait absolument rien d’exploitable dessus. Si c’est unique dans
mon histoire personnelle, c’est à ce niveau-là : j’ai fait la même chose, mais
cette fois, j’ai aimé le résultat.
A l’époque du mp3 et
de la culture du single, étais-tu dans un état d’esprit où tu créais un album,
ou as-tu pensé chanson par chanson?
Je pense toujours en terme d’album, mais je traite un
morceau à la fois. J’ai commencé par travailler sur deux chansons : l’une
d’entre elles était de toute évidence faite pour ouvrir l’album, et l’autre
sonnait comme l’avant-dernière. J’avais une trame et il me restait à
« remplir » le reste des cases. Une chanson me dit souvent ce à quoi
la suivante doit ressembler.
Tu es quelqu’un qui
n’a pas d’étiquette. Je veux dire, tu as traversé les années grunge, tu as
gravité autour de la scène du désert (NdR : QOTSA et les Desert Sessions),
tu as chanté avec Isobel Campbell, tu as participé à des projets avec les
Soulsavers et Greg Dulli et tout ce travail est resté très personnel, a su
rester indépendant de toute influence majeure. Quel est ton secret ?
C’est un des trucs les plus sympas qu’on m’ait dit, merci.
Je fais juste ce qui me semble le plus approprié dans les situations auxquelles
je suis confronté. Quand je travaille sur le disque de quelqu’un, j’essaie
avant tout de voir ce qu’on fait à travers ses yeux à lui, et je modifie mon
apport pour qu’il s’ajuste à notre vision commune. C’est ce qui me paraît
important. Je vais toujours dans le sens du projet. C’est juste ma vision du
bon sens.
Tu apprécies le
travail collectif parce que tu n’aimes pas te mettre en avant, ou pour
l’émulation que ça crée ?
Même mes albums solo sont des collaborations. Je ne peux pas
jouer de tous les instruments, et collaborer avec d’autres musiciens, c’est ce
qui conserve mon intérêt intact pour la musique.
La plupart de tes
invités sur Blues Funeral et Bubblegum viennent de la scène stoner. Tu te vois
comme une partie intégrante de cette scène ou comme un invité permanent ?
Je connais ces gars depuis mal de temps maintenant. Chris
Goss a enregistré un de nos disques en 1996 (NdR : Dust), et j’ai commencé
à jouer avec Josh Homme la même année (NdR : il a été guitariste des
Screaming Trees pendant deux ans après le split de Kyuss). Ce sont les mecs
avec qui je traîne quand je ne suis pas sur la route ou en studio. Pour moi,
c’est juste la continuité de nos relations. Je vois la musique qu’on a joué
ensemble comme les archives de notre amitié. On se comprend vite, on s’entend
bien, on a des références en commun. Et puis ils ne peuvent pas refuser, ce sont
mes amis.
Après 25 ans de
carrière, je crois bien que t’es destiné à l’underground. Ca te convient ?
Je n’ai jamais eu de plan. Au début, je voulais faire un
disque. Quand ça a été fait, je ne pensais pas que quelqu’un l’écouterait, pour
être honnête. Encore aujourd’hui, je suis très surpris que les gens écoutent
encore les quatre premiers disques, ils ne sont pas très bons. Je me suis
toujours senti privilégié d’avoir pu continuer à jouer de la musique, d’être
assis encore aujourd’hui avec toi à parler de ma musique. Je m’étale. La
réponse courte à ta question est : oui, je suis très content.
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