Colonne parue dans Abus Dangereux # 137
Et si le mal qui touche les groupes se jouait dans la
première demi-heure de leur existence ? Trois, quatre ou cinq personnes se
retrouvent dans une cave et on se dit qu’avant de prononcer le moindre mot, les
possibilités sont infinies. Tout est envisageable et il n’y a aucune pression
ni aucune attente. La plus folle des innovations est possible, il n’y a pas la
moindre putain de barrière. Aucun contrat de major n’attend à la porte, ni à
l’inverse, ne t’oblige à sortir un disque de platine calibré pour la radio.
Alors je pose la question : qui est assez con pour s’auto-brider dans ces
conditions ? La réponse ressentie depuis des décennies est « mm, plus
ou moins tout le monde ».
C’est vrai pour les groupes du monde entier en
réalité, mais nous en France, on a une entrave supplémentaire : on a le
« complexe français », la déconnexion du flux musical mondial. Et au
lieu d’en faire du fuel pour un challenge d’outsider, du panache jemenfoutiste,
on orchestre ce défaut pour qu’il devienne structurel. Un groupe qui veut
« réussir » (établissant ainsi un parallèle entre la subjectivité
musicale et un bordel pragmatique comme HEC ou le CAC40) va pouvoir bénéficier
d’un accompagnement. Il y apprendra principalement à remplir des papiers de
subventions et à concourir pour remporter des radio crochets. Il y fera aussi
des « résidences » où il apprendra comment gérer une scène de la même
façon que ses prédécesseurs. Ensuite, il bénéficiera de la législation sur les
quotas radio qui sévissent en France et qui promet plus d’exposition aux
groupes du territoire. Sans trop regarder où se situent leur qualité sur le
mappemonde international. Sans trop regarder non plus s'ils sont raccords avec
les lieux qui créent ou fortifient les tendances, ailleurs.
Je comprends parfaitement ce raccord au sentiment
d’appartenance, ce besoin de se connecter à une famille, mais c’est un résultat
finalement très impersonnel pour essayer de pécho une caution quelconque à
travers un discours qui n’est pas le sien. Il faudra à un moment réaliser que
la nostalgie du revival, c’est quand même un peu particulier. C’est dire haut
et fort que tu es plus fasciné par un instantané au vernis épais que des gens
ont vécu/imaginé il y a des plombes plutôt que par ce que toi tu peux créer de
nouveau aujourd’hui, ou vivre par tes propres moyens, plus largement. Tu
admires des gens qui ont innové et tu imites chacun de leur détail en étant
aussi dans le contexte que 50 ans de retard le permettent. Le seul truc
gratifiant que tu devrais recevoir, c’est une moue paternaliste et une tape
empathique dans le dos. Peut-être même un secouage de tête lent et empathique.
Soyons clairs : une démo aux codes formatés laisse deux options, soit elle
a été écrite en 1986, soit elle mérite d'y retourner par le portail du temps
qui semble ouvert au fond de ma poubelle.
Peu importe le genre de discours d’intention que je
suis en train de faire ici. Il suffit finalement de consulter les chiffres,
d’ausculter les faits : franchement, et c’est une question plus
pragmatique que pessimiste, que restera-t-il de la musique des 2010s ?
Est-ce qu’on retiendra vraiment cette indie pop qui court après le gimmick
ver-d’oreille pour cachetonner dans des pubs de voiture ou d’assurance ?
Cette recherche de l’apparition TV, identifiable en 2 secondes et déjà
condamnable à la moitié ?
Il n’est pas question de dire « c’était mieux
avant ». A priori c’était loin de l’être. Mais c’est davantage un appel à
se remettre à l’endroit, dans le grand pragmatisme de l’activité musicale. Il
faut instaurer un recul, s’inspirer des groupes DIY à la Black Flag ou Minor
Threat. Personne n’attendait rien de ces kids au départ, personne ne leur a non
plus donné de crédit. Personne ne leur a offert de contrat d’édition, ne leur a
filé de thunes pour booster leur carrière. Ils ont écrit des morceaux, ont
pressé des disques par leurs propres moyens puis ils sont montés dans un van et
ont fait des tournées qu’ils ont eux-même bookées. C’est un exemple. Pas de
misérabilisme et de flagellation spartiate, chaque expérience est personnelle
et il n’y a pas une manière unique de bien faire. Par contre, quand on a
recours à Ulule ou KissKissBankBank comme on demanderait de l’argent de poche à
ses parents : « ouin ouin, j’ai
envie de faire un disque, donnez moi des sous », on n’est pas dans la
bonne file de l’autonomie qui assure l’indépendance créative à tous les étages.
Ca tient plus de la tombola à la kermesse de CM1 qu’à l’expression créative
brute. Va jouer, amasse les cachets pouraves et quand tu y auras ajouté 10% de
ton argent de poche pendant 6 mois, presse ton disque et vends le aux concerts.
Respecte ta production. Les grands monuments du rock étaient suivis parce
qu’ils proposaient un truc nouveau
- et qu’ils étaient dingues – pas parce que leur business plan était
impeccable.
Musique française, redeviens sauvage. Rugis au petit matin
dans la steppe, plutôt que de te comporter en animal mis en cage, baillant dans
un zoo à attendre qu’on remplisse ta gamelle. Redémarre à zéro. Prends le parti
de te tamponner de ces conseils sur le look ou la scénographie. Mets plus
d’intensité sur scène que de temps à web-manager ta page facebook. Et commence
par ce truc si fondateur pour la suite : écris un morceau avant de penser
à le vendre.
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