Si on essaie d’imaginer que la musique des groupes
correspond à des formes géométriques, Rush et King Crimson sont très
certainement des polytétraèdres en 3D. Nous, on va plutôt s’intéresser aux
groupes qui voient leur discographie comme une simple ligne droite.
Il y a eu ce truc scandaleux dans le football anglais. Le
« Route One Football ». On l’a souvent assimilé à tort au
kick-and-rush, qui était bien plus compliqué en réalité. C’est dire. Il a été
popularisé par l’équipe la plus rock’n’roll de l’Histoire du sport : le
Wimbledon FC, plus connu sous le surnom de « Crazy Gang ». Et ce
n’est pas usurpé : tous ces mecs auraient fini en prison s’ils n’avaient
pas été footballeurs. Un assistant était d’ailleurs payé uniquement pour aller
chercher les joueurs dans les pubs de Londres avant les matchs et s’assurer
qu’onze gars soient là au coup d’envoi. Quatre montées en quatre ans, en
balançant le ballon directement du goal sur leur tour de contrôle devant. Les
neuf autres joueurs taclent, détruisent, courent comme des ânes, ne voient
jamais le ballon et s’assurent que le bordel revienne à un de ces deux gars
pour recommencer le processus. Bref, des promotions successives, une coupe
d’Angleterre mais un style ultra-critiqué. Il rendait fou l’entraîneur
légendaire Brian Clough : « si
Dieu avait voulu que le football se joue dans les airs, il aurait placé de la
pelouse là-haut ». Un truc si nihiliste, punk ou qui s’est attiré le
sobriquet mainstream de « rock’n’roll » ne pourrait donc pas marcher
ailleurs ? Oh yeah.
En musique, le « Route One » existe aussi. Une
passion identique pour la ligne droite. Et les gens ont le même mépris quand
ils en parlent. Les Ramones, AC/DC, Fu Manchu, Motörhead ... les Wimbledon FC
du rock. Toute leur carrière, ces groupes ont joué la même chanson, sorti le
même album, joué le même concert. Un seul plan, le plan A. S’il échoue, on se
regarde sans un mot et on le refait à l’identique, au cas où ça passe par
miracle au deuxième coup. Ce qui est peu probable, vu qu’une même cause amène
en général une même conséquence. C’est ce qui fait que le grand public regarde
ces mecs comme des décérébrés sans trop d’imagination, et que leurs fans les
voient comme des monstres d’intégrité underground. C’est ce qui fait aussi que
les Ramones n’ont jamais rencontré le succès à grande échelle après 2263
concerts. Chacun de ces groupes est parti d’une logique due à son époque et ne
l’a jamais faite évoluer selon le contexte changeant. Où commence l’intégrité
die-hard ? Où finit le rétrograde ? Est-ce que ça crée une fanbase
avec les mêmes qualités ou est-ce que ça en fait des intégristes qui n’aiment
rien de ce qui quitte le confort intellectuel de ligne droite ? Ce n’est
pas ce qu’est la « Route One » qui est finalement important. Ces
groupes ont leur truc et n’en bougent pas ? Ok, deal. La vraie question
est : qu’est-ce qu’ils ne sont pas ? Ils ne sont pas ces groupes qui
changent de style à chaque album pour laisser penser qu’ils sont malins et éclectiques,
mais qui le font juste par enjeu commercial. Ils ne sont pas ces groupes qui
font un flop pompeux en croyant que c’est le moment de sortir un
concept-album-opera-prog-rock et ce ne sont pas non plus ces mêmes groupes qui
reviennent après en disant qu’ils sont de retour avec un album « sincère,
un retour à la base, vraiment, pour les fans ». Ils ne sont pas ces
groupes qui bouleversent leurs effectifs en se battant contre les egos. Ils ne
sont pas ces gars qui font un truc parce qu’ils peuvent le faire, dans le style
de Yngwie Malmsteen qui joue 1000 notes à la seconde comme s’il bossait crash
test dummy pour manches de guitares. Ils sont juste ton band-next-door, un
groupe ouvrier qui ne croit pas avoir inventé le vaccin contre l’encéphalite.
Alors tout est critiquable. Certains préféreront les grosses
productions et les rendus techniques. Pas forcément au point de vue
philosophique, mais c’est ce qui les fera vibrer (s’il existe des fans de Dream
Theater abonnés à Abus Dangereux, vous devez être très malheureux les mecs).
Mais le propos de ces groupes de dumb rock ne l’est pas plus. Est-ce que
Chaplin est plus stupide que James Cameron juste parce qu’il bénéficiait de
moins de moyens techniques ? Mm.
Au final, c’est probablement la forme la plus aboutie de subversion.
Si on reporte ça à la vraie vie pourtant, le fait de sortir toujours le même
album correspond à un pavillon de banlieue, un CDI, un crédit pour la voiture
et trois enfants aux noms standards. La routine, le prévisible, donc l’ennui.
Ok. Et pourtant, de la façon la plus biaisée qui soit, le message est le même,
mais en cool : « toi aussi tu
peux le faire, kid. Pas besoin de chier du génie. » Ces groupes ont en
commun le fait de ne jamais avoir oublié la version d’eux-mêmes teenager qui
jouait dans le garage parental. Un genre de mélange de simplicité, spontanéité
et de foi inamovible. C’est en ça que c’est ironique la subversion, car il faut
souvent attendre la fin pour la voir. Quand les Ramones passent vingt ans à
jouer la même chanson, c’est en fait de l’intégrité et de la persévérance. Ils
croient en leur recette originale, pas de compromis ou d’adaptation en vue du
succès. On les méprise souvent en notant les 3 accords et le côté un peu
stupide du package, mais c’est un sacré travail de placer des influences des
girls bands 50s, l’identité NY et la culture pop en moins de deux minutes. Fu
Manchu fait encore ses démos sur un vieil enregistreur 4-pistes. Le batteur Scott Reeder
expliquait en 2010 : « si ça ne
sonne pas bien sous cette forme, ça ne va pas sonner parce que tu vas mettre
plus de … Ce que je veux dire, c’est qu’on fait peu d’arrangements après coup,
on ajoute peu de cuivres et d’artifices. Si ça fonctionne en lo-fi, ça veut
dire que ce sera bien meilleur en hi-fi. Si ça sonne moins bien, c’est que tu
as probablement un gros problème ». Motörhead a écrit Ace of Spades en dix minutes, paroles comprises. Nirvana a tué les
années 80 maximalistes sous trois accords cramés à la fuzz et une voix éraillée
qui s’est tenue très loin des cours de chant. Antoine de Saint-Exupéry résume
bien ce réflexe de l’épure : « dans
quelque domaine que ce soit, la perfection est enfin atteinte non pas lorsqu'il
n'y a plus rien à ajouter mais lorsqu'il n'y a plus rien à enlever ».
Ca fonctionne autant en football qu’en musique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire