Si tu demandes à un gosse de dessiner un groupe de heavy
metal, il va y mettre tout le stock de clichés sur le genre : un chanteur
à la voix suraigüe, deux guitaristes, du cuir, des clous et du headbanging.
Bref, il ne connaît peut-être pas Judas Priest ce kid, mais au fond il ne
connaît qu’eux. Tu y rajoutes une consommation de batteurs à la Spinal Tap et
finalement, tu as noir sur blanc un topo qui prête à sourire. Mais ce groupe de
cols bleus de Birmingham a eu le mérite de créer un standard en reproduisant
instinctivement le vacarme industriel des usines dessinant le paysage, et est
resté cohérent pendant 15 ans à travers tout les bouleversements (punk, puis
hair metal US et grunge). Le spectre de temps couvert par ses grands
classiques, de British Steel en 1980 à Painkiller en 1990 n’a d’ailleurs pas
été souvent vu chez ses concurrents directs.
Pour son 17e album, Judas Priest a vu se
désintégrer son duo de guitares Downing / Tipton et le nouveau Richie Faulkner
est venu mettre son coup de jeune, mais Rob Halford est toujours le même. Il
nous parle de Redeemer of Souls sur
le même contrepied trompe l’oeil qui touche le groupe : plus gentlemen
cultivé que motard à clou.
Interview publiée dans New Noise # 23
Le nouvel album – Redeemer of Souls – sonne comme un mix
entre le Judas Priest de la fin des années 70 et celui de Painkiller (1990).
Ca fait six ans qu’on a sorti Nostradamus, mais ensuite il y a eu le très long Epitaph Tour où on
faisait une revue complète de la discographie de Judas Priest. Ca nous a donné
l’occasion de remettre le nez dans les origines du groupe, de récapituler tous
les moments significatifs de notre route en commun. Quand on est entrés en
studio, on voulait partir avec une certaine fraicheur, on n’a jamais écouté nos
vieux disques. Ce n’était donc pas un but avoué de notre part mais tous ces
morceaux joués sur la route étaient présents dans les esprits. L’arrivée de
Richie (NdR : Faulkner, le guitariste qui a pris la place de KK Downing) a
amené un souffle nouveau, entre réelle loyauté à ce qu’on a été et regard neuf,
plus moderne. Donc j’aime beaucoup ce genre de comparaison, car Painkiller était déjà dans la même
situation, avec des morceaux dans la lignée de ce qu’on avait fait avant, mais
un son revigoré par l’arrivée de Scott Travis (NdR : le batteur
tentaculaire avait remplacé le beaucoup moins doué Dave Holland). Mais si on
veut éviter le jeu des comparaisons, c’est simplement de nouvelles compos de
Judas Priest, ce que le groupe avait à dire en 2014 (rires).
Alors c’est le premier
album avec Richie Faulkner, ok, mais on devrait peut-être dire plutôt que c’est
le premier de l’histoire sans KK Downing.
Bah, la vie continue. On a toujours pensé que Judas Priest
n’était pas centré sur un membre en particulier, et je suis bien placé pour en
parler (NdR : Rob Halford a quitté le groupe de 1992 à 2003). KK sera
toujours une forte composante de notre histoire car il a amené un style de
guitare, il a composé des chansons et tout le reste. Mais il a choisi de
prendre sa retraite et ce n’est pas le cas pour nous.
Redeemer of Souls revient aux fondations du groupe après avoir
expérimenté sur Nostradamus. Vous étiez mal à l’aise dans le plan concept
album ?
Non, tout le monde dans le groupe a apprécié faire Nostradamus et on assume encore aujourd’hui
sans trop forcer. Je pense que l’album sera mieux accepté et obtiendra plus de
reconnaissance au fil du temps. On n’avait jamais fait ce genre de chose avant,
donc on s’attendait à avoir des réactions négatives. Mais je me souviens qu’on
avait eu des retours plutôt virulents pour Painkiller
aussi. Parfois, les metalheads sont un peu comme ça. « Je veux British Steel, encore et
encore ». Et puis les plus jeunes répondront à ça avec un « je veux Painkiller moi, éternellement ».
Si tu te mets à écouter tout le monde, tu deviens complètement dingue. Nostradamus a peut-être offert une
tonalité très différente à ce qu’on a toujours fait, mais je pense que c’était
du bon boulot. Il faut plus de temps pour l’appréhender, par contre. Je crois
aussi que ça part d’une nouvelle vision des disques. Ce n’est pas un produit,
c’est comme les livres ou les films, il faut que chacun s’investisse dans son
approche. Tu ne juges pas un film en quittant la salle au bout d’une heure
seulement, tu ne refermes pas un bouquin à la 50e page. Tu vas
jusqu’au bout. Tu dois donner de ton temps et de ta patience au support. Et il
semble qu’aujourd’hui, la patience que le « consommateur » est prêt à
donner à un nouveau disque est limitée. Il y a un besoin d’immédiateté très
handicapant pour l’art en général.
Le groupe a été
affecté par les critiques négatives ?
Non, je crois qu’on doit avancer sans penser à des critiques
quelconques. Je n’ai pas besoin de ça pour savoir si ce que je fais est ok ou
pas.
Mais en 2014, les
gens attendent un Judas Priest qui récite ses gammes classiques, on dirait que
vous n’avez pas la permission de vous aventurer dans de nouvelles directions
comme vous avez pu le faire avec Turbo
dans les années 80. Est-ce que la postérité rend les choses difficiles au niveau
de la composition ? A la fois parce que les gens attendent les bonnes
vieilles recettes, et parce que peut-être vous ressentez inconsciemment un
manque de motivation créative à cause de ça.
C’est sûr qu’à un moment de ta carrière, tu jongles avec beaucoup
d’émotions. Mais si tu penses trop à ça, tu ruines absolument tout. Tu détruis
l’âme du groupe, l’esprit général. Je crois que le secret est de toujours te
faire confiance et quand tu as fait tes choix, de les exécuter le mieux
possible. Beaucoup de gens ont fait très attention aux critiques qui les
entouraient et ils n’ont pas eu des carrières très longues.
Judas Priest est
resté actif au cours de quatre décennies. Le heavy metal s’était construit sur
un fort sentiment de « nous contre le reste du monde », en se plaçant
dans la peau d’éternels outsiders, mais le mouvement a survécu au punk, à la
new wave, au grunge et à l’indie pop, qui avaient tous en commun de taper
plutôt dur sur le style. Tu penses que ce sentiment a disparu aujourd’hui ?
Que ce ne peut plus être « vous contre le reste du monde » vu que
tout le monde accepte le heavy metal comme un mouvement plutôt mainstream et
que l’horizon est donc plus dégagé pour les nouveaux groupes de métal ?
C’est une très bonne question. Oui, je crois que le metal a
vécu des moments très compliqués à la fin des années 70 et au début des années
80. En fait, à travers tous les mouvements dont tu parles. Et on a du gagner
beaucoup de batailles pour finalement accéder directement au mainstream. C’est
assez ironique. Ce qui a été toujours un socle important dans le heavy metal,
c’est le soutien particulier des fans. Je ne sais pas si c’est comparable dans
les autres secteurs du rock. Ca procure toujours des ressources insoupçonnées
d’être rejeté sans cesse, mais je crois que la bataille continue malgré tout
dans le sens où les groupes de metal ont toujours besoin de prouver leur
pertinence et leur vraisemblance. Ca reste un mouvement mésestimé. En ce qui
nous concerne par exemple, je ne veux pas que Judas Priest soit considéré comme
un simple groupe de heavy metal old-school, vaguement has been. Je veux que ce
disque soit respecté au milieu de toutes les sorties de 2014, et non comme un
énième chapitre de notre discographie.
Certaines de vos
marques de fabrique les plus connues ont été validées comme clichés absolus du
heavy metal dans les années 80 : le cuir, le headbanging synchronisé
sur scène, les riffs plombés exécutés par deux guitares... Penses-tu que ça
vous a aidé quand il y a eu un revival, en vous faisant immédiatement sonner
comme un classique chez les kids ?
Il y a des
choses que tu peux contrôler et d’autres qui se développent sans que tu ne
puisses le faire. Tu dois avoir la peau dure quand tu es dans un groupe. Les
gens diront que tu fais de la merde, que ton look est horrible, ce genre de
choses. Il faut laisser passer ces choses sans trop s’en préoccuper car c’est
souvent temporaire et ce n’est pas forcément représentatif de ce que pense la
majorité des gens qui te suivent. Je crois que la qualité principale quand tu
fais de la musique, c’est la persévérance. Croire en ce que tu fais, tu ne peux
pas contrôler si ça va aboutir à une vague de critiques ou à la postérité,
« sonner comme un classique » tu ne peux pas le décider le premier jour.
Au cours des
mauvaises années, vous avez acquis une nouvelle popularité et un nouveau public
grâce à des shows TV, comme Beavis et
Butt-Head ou le reportage Heavy Metal
Parking Lot. Vous êtes apparus dans les
Simpsons. N’est-ce pas bizarre pour un groupe plutôt rugueux comme Judas
Priest ? Tu expliques ça comment ?
C’est très simple, on est favorables à tout ce qui peut
porter la parole de Judas Priest sans la compromettre. Déjà c’est gratifiant, car ça veut dire
que le groupe a transpiré dans d’autres cultures et n’est plus simplement de la
musique. Mais aussi parce que ce n’est pas juste nous, on doit accepter ce
genre de choses car c’est bon pour l’image du heavy metal en général. Souvent,
on ne fait pas attention aux conséquences : on s’est fait particulièrement
attaquer pour avoir participé à American Idol, mais ce genre de choses arrive.
Je crois toujours que c’est bien pour l’image du mouvement, pour que les foyers
les plus modestes voient qu’on n’est pas qu’un troupeau de satanistes qui
crachent du sang.
Dans Beavis et
Butt-Head particulièrement, les showrunners établissaient un saint triptyque du
heavy metal : les deux personnages portaient des t-shirts AC/DC et
Metallica et chantaient Breaking the Law
dans quasiment chaque épisode.
(rires) oui, les plus grands fans du monde. C’était flatteur
d’être sur le podium.
Ce qui est
intéressant avec les groupes anglais old-school de heavy metal, c’est que ce
n’est jamais allé dans la même exagération que la scène US de hair metal. Judas
Priest, Iron Maiden ou Motörhead, vous êtes tous restés très simples et
pragmatiques, très humains. Qu’est ce qui a fait la vraie différence selon
toi ?
Je crois vraiment que ça tient vraiment à l’endroit d’où tu
viens. Les groupes européens ont toujours eu une différente approche dans
l’attitude. L’endroit où tu nais, celui où tu grandis te modèlent dans
l’approche que tu auras de la créativité. Je pense que le metal a été créé dans
des environnements industriels plutôt rugueux, ça n’a rien à voir avec écrire
des balades pour entrer dans les charts, mettre des spandex de toutes les
couleurs et acheter des voitures flashy. Une des plus grandes vertus du heavy
metal est son côté concret. Et tout le monde peut venir me voir dans la rue et
discuter, comme Lemmy ou Bruce Dickinson. On n’est pas entourés de cordons de
sécurité, on reste de vrais gens qui ne se prennent pas pour des parvenus. On
sait d’où on vient.
Birmingham n’est pas
vraiment Los Angeles.
(rires) Non, pour un tas illimité de raisons. Los Angeles
peut parfois devenir une machine qui brise ou dilue les initiatives. J’adore
cette ville, c’est un puits de créativité sans fond, mais c’est un
environnement brutal. Birmingham est un point de départ, Los Angeles est
davantage un point d’arrivée sur la route du succès. Ce doit être très
difficile de réussir quand tu pars de là-bas. Je crois aussi que c’est plus
facile de rester sincère et intègre quand tu viens de Birmingham que quand tu
grandis dans l’effervescence d’Hollywood.
Judas Priest est un
groupe qui a vécu plusieurs vies, qui pourrait remplir plusieurs bouquins et
surtout, qui a été présent dans toutes les grandes batailles importantes de ses
époques : vous étiez en 3e position sur la liste noire du PMRC
(NdR : la ligue puritaine de l’épouse d’Al Gore), les procès au sujet des
suicides causées par des soi-disant messages subliminaux sur les disques, toi
tu as fait ton coming out en direct sur MTV...
Je suis d’accord mais je préfère penser qu’on n’a été que
dans quelques controverses sur une période qui couvre plus de 4 décennies.
C’est un bon score. Je suis fier qu’on n’ait jamais été un groupe qui crée le
scandale sur des choses futiles. Certains groupes ont utilisé ça pour se faire
de la pub ou se faire une image, je suis content qu’on ait eu d’autres
arguments. Après, tu as totalement raison, on a toujours été dans les
problématiques importantes et les avancées idéologiques au fil des années, mais
dans ces combats là, on n’était pas particulièrement Judas Priest, on était un
groupe de heavy metal puisque c’est tout le mouvement qui était montré du
doigt. Et les victoires qu’on a remportées ont servi selon moi à toute la
musique, au-delà de notre simple mouvement.
Quand tu as quitté le
groupe dans les années 90, tu as semblé essayer la modernité avec Fight où tu
as fait un premier album influencé par Pantera et un second dans une mouvance plus
70s, et 2wo, qui était davantage metal-pop-indus. Si tu devais te lancer dans
un projet plus moderne aujourd’hui, vers quel style de musique irais-tu ?
Je ne sais pas si j’irais forcément vers la modernité, qui
reste finalement une initiative toujours très datée, mais je ferais
probablement un album heavy metal blues. Je ne crois pas que ça ait été une
piste très creusée jusqu’ici, à moins que je ne me trompe. Sur Redeemer of Souls, on a écrit un morceau
qui s’appelle Crossfire. On a
construit à partir d’un solide riff heavy blues et c’est sûrement la chanson
qui m’a le plus excitée sur le dernier disque.
Tu as des regrets au
niveau de ces deux groupes, Fight et 2wo ? Tu aurais aimé amener les
choses un peu plus loin ?
Oui j’aurais aimé mais si je me replonge dans la succession
des événements, je me souviens que j’avais fait les deux albums de Fight et que
j’allais faire le troisième. Et c’est là que j’ai rencontré Bob Marlette et Johnny
5. C’était excitant de voir ce que je pouvais faire de cette opportunité. J’ai
alors croisé Trent Reznor à la Nouvelle Orléans pour Mardi Gras et c’est là que
le disque de 2wo est devenu un projet plus concret. L’implication de tous a
rendu ce moment assez spécial. Ce n’était pas comparable à Fight, mais dans ce
style qui était très différent c’était plutôt heavy. Alors oui, les choses
auraient pu être différentes. Les deux groupes auraient pu continuer et devenir
des projets plus importants qu’ils ne l’ont été, mais c’est juste une histoire
d’opportunités et de contexte. Et c’est vrai dans le futur aussi, je ne ferme
pas ces opportunités là si elles se représentent avec la même envie. Je n’ai
aucun regret, je suis heureux que ces projets aient existé et de les avoir
abordé avec l’esprit ouvert et une certaine fraîcheur. Et sur un plan objectif,
non ils n’ont probablement pas été développés comme ils l’auraient du, mais je
suis revenu dans Judas Priest et c’est devenu la priorité absolue.
Judas Priest
Redeemer of Souls
(Epic Records/ Columbia Records)
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